Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Union des Ecrivains Vosgiens
25 février 2021

PHILIPPE JACCOTTET

Livres
Le poète Philippe Jaccottet a posé sa plume

 

Philippe Jaccottet en 1986.

Philippe Jaccottet en 1986.

Agnès Bonnot / Agence VU

En quête de simplicité et de vérité, Philippe Jaccottet souhaitait débarrasser la poésie de l’illusion des mots, afin qu’elle ne s’interpose plus entre les lecteurs et la beauté du monde. Le poète, critique et traducteur suisse est mort mercredi à l’âge de 95 ans.

Philippe Jaccottet se méfiait des poètes qui se prennent pour des mages ou des prophètes. Il flairait une imposture – ou pour le moins une énorme naïveté – dans ces formations artistiques qui proclamaient d’un même élan la victoire de la poésie et l’avènement de la révolution. Il est mort mercredi 24 février, à l’âge de 95 ans.

Né en 1925 à Moudon, dans le pays de Vaud, en Suisse, Jaccottet pensait évidemment à ces artistes surréalistes qu’il avait découverts dans sa jeunesse chez les libraires de Lausanne. Mais il exprimait aussi son refus, après la catastrophe des années 1940, de sombrer dans le nihilisme, l’écriture du désastre, le vertige de l’impuissance et de la mort. Si les poètes peuvent quelque chose, peut-être, c’est nous aider à réapprendre à vivre et à aimer le monde où nous sommes. Encore faut-il qu’ils s’en donnent les moyens, moraux et artistiques. « Je puis me tromper, mais il me semble que ceux qui embouchent déjà (ou de nouveau) les trompettes d’or sont pressés et courent le risque de les entendre sonner faux ; des instruments plus pauvres sont aussi plus décents près des morts, peut-être. » Chez Jaccottet, « je puis me tromper, mais… » et « peut-être » ne sont pas des artifices de style, mais les marques d’une indispensable modestie. Le temps des manifestes et des proclamations est clos. Commence celui d’une lente et prudente réconciliation.

Lecture : “Taches de soleil, ou d'ombre” de Philippe JaccottetPodcast

Parmi ces instruments modestes, Jaccottet plaçait l’amitié, la circulation des textes, la discussion en commun, l’effacement de la singularité du poète dans la complicité et dans la rigueur du groupe. Cela a débuté très tôt. Jaccottet n’avait que 16 ans et commençait à peine à écrire lorsqu’il a rencontré, en 1941, le poète et photographe Gustave Roud. L’homme, proche de Ramuz et figure de proue de la poésie suisse, se lie avec le jeune homme et l’initie au romantisme allemand, notamment à Novalis et à Hölderlin. Il lui fait aussi connaître un autre pivot de la vie culturelle suisse, l’éditeur et mécène Henry-Louis Mermod, qui publiera ses premiers livres – Élégie en 1943 et Les Iris en 1945 –, lui ouvrira ses revues et lui confiera des traductions.

Baisser le ton

Discret, en retrait, Jaccottet ne cultive pas la pose du poète solitaire fuyant la présence de ses semblables. La distance salutaire n’est pas l’isolement, ni l’orgueilleuse certitude de son originalité. L’écrivain, à Lausanne, à Paris, puis à partir de 1953 dans ce « lieu avant tous les autres » qu’il découvrit à Grignan, n’a jamais cessé de risquer sa parole au voisinage de la parole des autres. Voisinages d’amitiés, avec Francis Ponge, Yves Bonnefoy, André du Bouchet, Jacques Dupin, Henri Thomas ou André Dhôtel. Voisinages critiques à travers les centaines d’articles que Jaccottet consacra, dans la Nouvelle Revue de Lausanne d’abord, puis dans la Nouvelle Revue française, à ses confrères les poètes, francophones, allemands ou italiens. L’expérience critique de l’écrivain fait partie de l’expérience poétique.

Chaque rencontre, chaque confrontation avec une autre voix, avec une autre poétique, aide Jaccottet à trouver sa propre voix, non dans l’affirmation éclatante de son verbe, mais, au contraire, comme il le répète, en baissant le ton. Baisser le ton, c’est essayer de débarrasser la poésie du prestige et de l’illusion des mots. À partir de son recueil L’Effraie (1953), il soumet la poésie à une véritable cure de simplicité et de vérité. « Que l’effacement soit ma façon de resplendir », écrit-il. Il se méfie du vers et de ses séductions, de l’éloquence et de ses tromperies, des images et de leurs beaux mensonges, de la musique et de ses sortilèges. Il cherche les secrets d’une poésie si simple, si transparente, si rigoureusement éclairée qu’elle ne s’interpose plus entre les lecteurs et la beauté du monde qu’elle présente.

“L’image cache le réel, distrait le regard”

« J’aurais voulu parler sans images, simplement pousser la porte… », « L’image cache le réel, distrait le regard » : les armes poétiques de Jaccottet se nomment rigueur, concision, doute, allègement, équilibre, détachement de soi. Ses thèmes de prédilection sont les émotions les plus élémentaires (il disait « les plus banales ») de la vie quotidienne, la nature qui l’entoure, la merveille des paysages de Grignan et de la Drôme provençale, la présence des disparus, les joies simples qui donnent le sentiment de tenir la mort à distance. Un amour grave et inquiet de la vie qu’il aimerait approcher au plus juste. Une sagesse qui avait conscience de sa fragilité. Après L’Effraie, La Semaison, qui regroupe en trois volumes ses carnets poétiques depuis 1954, l’ensemble constitué par Leçons, Chants d’en bas et À la lumière d’hiver (1984). Jaccottet ne cesse de réévaluer son œuvre, supprimant les poèmes de jeunesse, sélectionnant et corrigeant ses textes pour des anthologies, les mêlant aux textes des autres.

Exploit littéraire

La traduction est aussi une discipline littéraire de l’accueil et de l’effacement, une manière de se glisser dans la langue de l’autre pour la transmettre dans la sienne. De Ronsard à Baudelaire et de Nerval à Bonnefoy et à Celan, la poésie française s’est toujours nourrie de sèves étrangères. Les traductions de Jaccottet, qu’il s’agisse de livres et d’auteurs allemands ou italiens, ou même de L’Odyssée d’Homère, sont des épisodes majeurs de son aventure poétique.

Il a commencé très tôt, dès 1947, avec La Mort à Venise, de Thomas Mann, devenu un classique de la transposition en français. Il a continué à Lausanne à traduire pour les collections éditées par Mermod : Goethe, Rilke, Leopardi, Hölderlin. En 1973, Jaccottet publiait sous le titre Vie d’un homme l’ensemble des traductions qu’il avait faites du poète italien Ungaretti. Ainsi que la correspondance que les deux hommes avaient entretenue au sujet de ces traductions : dialogue fascinant entre le vieux poète italien et son interprète en français, rencontré en 1946, où les deux hommes se confrontent, vers après vers, sur le mot juste, la nuance exacte. Et, au bout de cet échange serré, l’hommage d’Ungaretti affirmant d’un de ses recueils que son ami venait de traduire : « Je crois qu’il est meilleur en français qu’en italien. »

A voir sur Télérama, un merveilleux film qui fait l'éloge des traducteursLes avants-première du Festival des EtoilesFrançois Ekchajzer

Le nom de Jaccottet demeurera lié à une entreprise de traduction qui relève de l’exploit littéraire : la version française du chef-d’œuvre de Robert Musil, L’Homme sans qualités. Un monument du XXe siècle, au même titre que l’Ulysse de Joyce ou que La Recherche de Proust, dont Jaccottet restitue les plus subtiles tonalités et l’architecture complexe. Une voix sourde et discrète pour mieux faire entendre « la voix native du poème étranger ».

À lire
L’œuvre de Philippe Jaccottet est parue notamment chez Gallimard, aux éditions Le Bruit du Temps et chez Fata Morgana. Elle a fait l’objet, en 2014, d’un volume de la collection La Pléiade (qui contient notamment La semaison, La promenade sous les arbres, Paysages avec figures absentes...).

Les éditions Gallimard font paraître, le 4 mars, le recueil de poèmes Le dernier livre de Madrigaux et le texte en prose La Clarté Notre-Dame.

Publicité
Publicité
Commentaires
Union des Ecrivains Vosgiens
Publicité
Archives
Publicité