JAURES !
Le ministre de l'Education nationale, Jean-Michel Blanquer, a annoncé qu'un texte de Jean Jaurès serait lu le 2 novembre aux élèves. Cette décision fait suite à l'assassinat terroriste de Samuel Paty. Mais pourquoi le choix de ce texte ? Entretien avec Claude Lelièvre, historien de l'éducation.
Après l'assassinat terroriste de Samuel Paty, le ministre de l'Éducation, Jean-Michel Blanquer, a annoncé qu'un texte de Jean Jaurès sera lu le 2 novembre, jour de rentrée des élèves et des professeurs dans les établissements scolaires. Publiée dans La Dépêche, le 15 janvier 1888, cette lettre est adressée aux instituteurs et institutrices et les exhorte à être à la hauteur de la tâche qui est la leur, en apprenant aux enfants à lire, ce qui leur permettra d'accéder à la culture.
Louise Tourret, productrice de l'émission Être et savoir, consacrée à l'éducation, a demandé son avis au sujet du choix de cette lettre par le gouvernement à l'historien de l'éducation Claude Lelièvre.
À RÉÉCOUTERJean Jaurès a collaboré avec ce journal de 1887 à 1914. Il y a publié 1312 articles. C'est ce que rappelle Sébastien Marcel, journaliste dans ce même quotidien aujourd'hui quotidien, qui republie le texte en ligne si vous voulez le consulter, ainsi que la page d'origine du journal. Claude Lelièvre, vous êtes philosophe et historien de l'éducation. Avez vous été surpris par le choix de ce texte ?
Claude Lelièvre : Je ne suis pas vraiment surpris. C'est un texte intéressant. Il faut rappeler qu'il s'agit du jeune Jean Jaurès, à l'époque où il publie cette lettre. Jeune agrégé de philosophie, il a enseigné durant trois ans et il vient d'être élu député : le plus jeune député de France. C'est un républicain de progrès. Il n'est pas encore le Jaurès socialiste, leader d'un grand parti, que nous connaîtrons plus tard.
Il s'adresse directement aux professeurs. Il leur parle de pédagogie. Comment peut on qualifier la pensée pédagogique de Jean Jaurès? Et en quoi trouve t elle d'ailleurs un écho aujourd'hui ?
Ce n'est pas du tout une lettre pour encenser les instituteurs et les institutrices. Ce n'est pas une lettre aux hussards noirs. C'est une lettre pour les exhorter à être à la hauteur de leur tâche. En gros, il leur dit "Votre tâche n'est pas d'être au niveau du déchiffrage, au niveau du comptage, au niveau d'un primaire rudimentaire. Vous avez une grande tâche : c'est de libérer et de projeter dans l'avenir les jeunes Français". Aussi bien sur le plan de la patrie - ils sont Français -, des citoyens - ils sont citoyens -, et ils sont hommes. Donc pour cela, un seul véhicule : "savoir lire comme vous et moi", dit-il. C'est une profession de foi, à la fois sur les perspectives d'avenir que doivent avoir les jeunes Français. Il fait confiance aux Français, il fait confiance aux jeunes, et il fait confiance aux instituteurs à condition qu'ils ne rétrécissent pas leur rôle. Et leur rôle, c'est d'apprendre avant tout aux Français à ce qu'ils lisent très bien. Si on lit très bien, alors on est sauvé : on peut lire l'ensemble de la culture.
À LIRE AUSSIJaurès parle aussi de cette étincelle qu'on peut faire naître dans chaque esprit d'enfant, cette étincelle de la pensée...
C'est une confiance très, très grande dans les capacités de chacun. Jaurès croit à l'éducabilité. De ce point de vue d'ailleurs, il est tout à fait en continuité avec Jules Ferry qui, lui aussi, disait qu'il fallait faire confiance à la spontanéité de l'enfant, l'accompagner, etc. On n'était absolument pas dans le rétrécissement et le rabougrissement à la fois culturel et pédagogique. C'était une époque où on croyait en l'avenir. De ce point de vue là, c'est intéressant, du moins si la lettre ne prend pas certains extraits et en laisse d'autres dans ce qui va être lu.... C'est vraiment une lettre qui se projette dans l'avenir et qui ne le craint pas.
On doit rappeler : Jean Jaurès, en France, jusqu'à il y a peu de temps, c'était l'héritage de la gauche. Un héritage qui compte, peut-être dans le cœur de beaucoup d'enseignants si on considère qu'ils sont nombreux à être de gauche. Là nous avons un gouvernement qui n'est pas de gauche, que pensez-vous du fait que le ministre de l'Education mette Jean Jaurès en avant ?
Ca peut être une bonne chose. Parce que c'est un gouvernement qui tend, en tout cas dans ces aspects de l'Éducation nationale, à travers la figure du ministre, plutôt à la défiance qu'à la confiance. Au rabougrissement et à l'allant plutôt qu'à l'allant et à la confiance envers les élèves, envers les enseignants. Parce que ce qui est caractéristique de ce jeune Jaurès n'est pas qu'il est clivant sur le plan politique, c'est qu'il est homme d'avenir. Il veut au fond poursuivre le mouvement d'avenir lancé par les républicains : il s'agit de passer de la République politique, démocratique, à la République démocratique sociale. Il s'agit donc de faire confiance à la base. S'il s'agit de faire confiance comme Jaurès, bravo ! Mais j'attends de voir.
Quand on entend parler de lettre aux instituteurs, on pense immédiatement à Jules Ferry. Jules Ferry dans sa lettre aux instituteurs dit : "On ne doit pas dire quelque chose qui choquerait un père de famille". Le fait de choisir Jaurès et non pas un texte de Ferry ou même de Ferdinand-Buisson, des gens qui sont plus directement attachés à la mémoire de l'école, montre qu'on est pas tout à fait à l'aise avec ces pensées qui sont aussi assez anciennes au regard de l'histoire de l'école ?
C'est parce qu'on a obscurci le sens de la lettre de Jules Ferry, qui n'arrête pas de dire qu'il ne faut surtout pas effectivement choquer la conscience des parents d'élèves et des élèves sur la question de la morale commune. En revanche, sur le plan politique, il n'arrête pas de dire qu'il faut au contraire être ferme. La Lettre aux instituteurs est destinée à dire : d'un, vous êtes capable et vous devez enseigner la morale. Il n'y a pas que le clergé qui peut enseigner la morale commune, c'est votre dignité. Deux, il s'agit surtout de ne pas effleurer d'une façon quelconque les consciences religieuses. Et troisièmement, il ne faut pas être neutre politiquement puisqu'il s'agit de former des républicains à un moment où il y a à peine une moitié de républicains parmi les votants. [...] Evidemment, c'est difficile de faire une exégèse de cette Lettre aux instituteurs. Alors on passe par Jaurès.
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