LE DEHORS !
29 octobre 2020 / Guillaume Sabin
Depuis les débuts de la pandémie, les mesures gouvernementales (télétravail ou couvre-feu) impliquent un repli sur la sphère privée. Pour préserver le « sens commun », ne faudrait-il pas réinvestir le dehors, demande l’auteur de cette tribune. Enseignement en plein air, réunion sur des places publiques, partage de repas… Le politique vit de rencontres et de confrontations.
Guillaume Sabin est ethnologue. Il a notamment publié La Joie du dehors, essai de pédagogie sociale (2019).
Au début du XXe siècle, pour faire face à la tuberculose et à la grippe espagnole, des expériences de classe en plein air furent menées à New York et, plus généralement, en Nouvelle-Angleterre. Plus d’un siècle plus tard, faire classe dehors ne semble pas être une alternative sérieusement envisagée.
Il y a quelques semaines, le gouvernement de Buenos Aires a proposé que l’école, à l’arrêt depuis sept mois en Argentine, reprenne à l’extérieur, dans les rues, parcs ou places publiques. L’alternative proposée aurait pu faire réfléchir sur la place de l’institution scolaire dans cette période de crise, mais elle s’est retrouvée prisonnière de la politisation de la situation sanitaire, polarisée entre la capitale, dirigée par un libéral, et le gouvernement fédéral, de centre gauche.
S’appuyant sur les données scientifiques qui signalent que la transmission du Covid-19 est moins grande en extérieur qu’en milieu confiné, les propositions de faire classe à l’air libre ne manquent pas aujourd’hui à travers le monde, et de nombreux réseaux s’emploient à les diffuser. Malgré ces appels, la voie du dehors ne semble pas faire recette. Qu’est-ce que cela dit de notre temps ?
On peut faire remarquer qu’enseigner dehors peut inquiéter et ne s’improvise pas. Mais l’énergie des gouvernants dépensée depuis le début de la pandémie dans l’enseignement à distance prouve qu’il est possible de faire bouger les lignes en quelques semaines. Bien que moins coûteuse, l’école en plein air est pourtant peu défendue !
Il faut sans doute rapprocher ce manque d’intérêt des étonnantes (et peu justifiables) décisions prises ici et là aux premières heures des confinements. Les parcs publics, forêts, sentiers côtiers ou de montagne, marchés en plein air furent fermés, et surveillés à grand renfort de forces de police et de drones. Les supermarchés, lieux confinés, purent continuer à fonctionner sans restriction, ou presque, alors que certaines Amap (Associations pour le maintien de l’agriculture biologique) s’organisaient pour livrer des légumes dans des cours d’immeuble de manière quasi clandestine. Les quelques dizaines d’adhérent·es qui se retrouvaient sur un parking représentaient-ils un risque plus important que s’ils avaient fait leurs courses dans les grandes enseignes de la distribution ? On peut s’autoriser à en douter.
Ces décisions politiques disent quelque chose de la méfiance envers le dehors. Il y a chez les gouvernants cette idée profondément incorporée que, en cas de crise, il faut veiller au maintien de l’ordre. Les rites de souveraineté qui consistent à user du ton martial et à multiplier les dispositifs policiers permettent aux gouvernants de dire : « Nous sommes encore aux manettes. »
Le philosophe Michel Foucault, il y a longtemps déjà, a montré le lien étroit entre l’organisation d’espaces confinés et la volonté de contrôler les populations. Dans Surveiller et Punir (1975), il explique comment la prison, mais aussi les asiles, les écoles, ont été de puissants instruments de pouvoir. Ces dispositifs d’enfermement permirent d’y observer chacun et chacune, de classifier, de normaliser les comportements : horaires, places assignées, déplacements surveillés, organisation par classes d’âge ou comportements, etc. Ces manières d’organiser la population fabriquent de la normalité, elles sont destinées à prévenir les débordements de la multitude.
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